La poétique de l’ailleurs dans l’œuvre de J-Marc Schwaller
Le jardin, lieu mythique où débuta selon la Bible l’histoire de l’humanité, est omniprésent dans l’art et la vie de J-Marc Schwaller. Il y a d’abord son extraordinaire jardin, situé dans la campagne fribourgeoise, qui force l’admiration de quiconque pénètre dans la propriété familiale de Rosière. On s’y balade comme dans un lieu sorti d’un autre temps, entouré d’une végétation savamment plantée et enrichie d’œuvres d’art, de pierres et d’eau. Le visiteur y ressent une formidable énergie vitale. Les jardins d’eau se réfèrent, quant à eux, à une série d’œuvres que l’artiste réalise dès 2003 et qui incarne parfaitement sa poétique de l’ailleurs. Par leur chromatique, leur facture et leur composition,
ces créations subtiles évoquent de fascinantes plages, à la fois aquatiques et terriennes,
qui nous plongent dans un univers inconnu.
Étymologiquement, le jardin évoque un espace clos : lorsqu’il est réel, il sépare la nature sauvage du paysage façonné par le travail de l’homme ; lorsqu’il est imaginaire, il délimite un lieu fictif et singulier, créé par l’artiste. Les jardins d’eau de Schwaller esquissent souvent, sur un fond clair, une structure carrée ou rectangulaire, parfois estompée, qui, à l’instar d’une percée, conduit notre œil et nous apprend à voir et à percevoir autrement. Cet angle de vision invite à un temps de pause, pour mieux nous ouvrir au spectacle qui se déroule sous nos yeux.
Dans la création artistique, le cadrage est essentiel : il donne le point de vue du peintre et incite à l’immobilité pour mieux percevoir le mouvement autour de soi. Comme l’écrit Gaston Bachelard : « Dès que nous sommes immobiles, nous sommes ailleurs; nous rêvons dans un monde immense. L’immensité est le mouvement de l’homme immobile. […] Dans de telles rêveries qui s’emparent de l’homme méditant, les détails s’effacent, le pittoresque se décolore, l’heure ne sonne plus, et le temps s’étend sans limite. »
Le cadrage fonctionne également comme un passage entre l’art et la réalité, entre le tableau et le spectateur. Articulé à chaque fois différemment, il est une frontière nécessaire qui marque notre entrée dans l’œuvre. L’idée de passage est d’ailleurs récurrente dans l’art de J-Marc Schwaller : on la rencontre dans ses œuvres expressément consacrées au thème, mais aussi dans ses séries, à l’instar de ses évocations de la montagne où le passage devient ravin ou gorge mystérieuse.
La référence à un lieu identifiable importe rarement chez Schwaller, ses œuvres sont des invitations au voyage, réel comme mental, dans des lieux d’utopie régénératrice. Cet effet vivifiant est souligné dans les jardins d’eau par l’élément aquatique. L’eau, héritière de l’antique labrum, fut de tout temps un puissant symbole de vie et de vigueur. Elle évoque aussi la variabilité inhérente à tout jardin comme à toute existence et, par conséquent, la conception mouvante de l’espace naturel, en permanente métamorphose. Ainsi que l’exprime John Ruskin : « C’est bien l’un des principes éternels de la nature qu’elle n’admet pas de lignes ou de […] couleur, pas un atome d’espace, qui ne soit fait de changement ; pas une de ses ombres, teintes ou lignes qui ne soit dans un état de variation perpétuelle, dans l’espace plutôt que dans le temps. »
Chez J-Marc Schwaller, l’expérience de la nature nourrit aussi bien l’homme que l’œuvre.
Ainsi, les jardins d’eau rappellent-ils les pierres de rêve chinoises, extraites des carrières de marbre, dont les veinures révèlent des paysages oniriques peuplés de montagnes, d’eau et de végétation. Ces pierres concentraient en elles le souffle vital émanant des véritables montagnes et étaient considérées comme des signes reliant l’être humain à la nature.
De la même façon, les jardins d’eau de Schwaller rappellent des correspondances oubliées, végétales ou minérales, et nous inscrivent dans une cosmogonie qui nous dépasse. L’artiste y exprime les rythmes de la nature, le cours de l’eau, jusqu’aux mouvements de l’atmosphère.
La fonction de l’artiste comme médiateur est la plus manifeste dans la série des passages. Derrière les rideaux chromatiques qui s’ouvrent devant nous, on devine la profondeur illimitée de la toile ou du papier, qui évoque une réalité plurielle animée de mondes infinis.
La fascination de la nature implique également un goût pour la matière qui parcourt l’œuvre entière de J-Marc Schwaller. En magicien inspiré, il transforme de ses mains, la feuille de papier, la toile ou le verre en autant de potentialités expressives témoignant de son art. Cet attrait pour la matière – et le talent de la modifier – s’exprime notamment dans les aquarelles ou les peintures à l’huile laquées qui se distinguent par l’art du recouvrement, subtil procédé oscillant entre dissimulation et dévoilement. Dans ce contexte, la transparence est essentielle : elle se décline en d’innombrables effets de lavis, de fondus ou de dégradés, du voile léger et aérien
à l’écran opaque évoquant les tréfonds de la matière. Et toujours, le raffinement chromatique frappe : une gamme harmonieuse – du blanc lumineux aux couleurs les plus soutenues qui se diluent ou se concentrent au gré de l’artiste. Ainsi, la lumière et la couleur sont-elles en permanente reconfiguration, elles interagissent entre elles et avec le spectateur.
Elles ne sont jamais uniformes mais vibrent, animées par le geste et le souffle créateur.
À travers ses œuvres, J-Marc Schwaller ne communique pas que ses sensations, ses émotions, ses valeurs, mais aussi son rapport au monde, à la nature et aux autres. Voilà le cœur de son expérience artistique, qu’il transforme en peinture et partage avec nous. Individualiste mais généreux, l’artiste touche par son authenticité. Peindre consiste, pour lui, à comprendre intuitivement le monde qui l’entoure et à le communiquer aux autres. Philippe Jaccottet louait le pouvoir réparateur des images en écrivant : « Derrière la fenêtre, au fond du jour, des images quand même passent. Navettes ou anges de l’être, elles réparent l’espace. » L’œuvre singulière de J-Marc Schwaller, à la fois inquiète et sereine, interroge et apaise en même temps. Féconde, elle est à l’image de nos quêtes intérieures : tout en montrant les abîmes, elle annonce les répits possibles de l’âme.
Caroline Schuster Cordone
(Texte tiré de : passage : J-Marc Schwaller, Musée d’art et d’histoire Fribourg, 2011)